Des relations apaisées entre l’Afrique et la France ne sont pas pour demain, car l’Etat français refuse de sortir du mensonge. A l’image de l’Occident, habitué à nous assujettir et à exercer sur nous son racisme, il conçoit mal que des Africains parlent de douleur, de mémoire, de réparations : de dignité. Autant de considérations réservées aux êtres humains. Des êtres humains qu’ils ne considèrent pas que nous sommes.
Le 18 juin 2024, une décision, presque seigneuriale, est tombée sur le ciel africain. Comme du temps des sombres empires coloniaux. 6 Tirailleurs sénégalais, triés au milieu de cadavres enfouis à Thiaroye, au Sénégal, sont ennoblis par Emmanuel Macron, via l’Office national français des combattants et des victimes de guerre. Il leur accorde l’insigne mention « Morts pour la France ». Avec une promesse tout aussi émouvante, celle de faire sortir de l’anonymat d’autres cadavres enfouis à Thiaroye en leur décernant bientôt, très bientôt, la fameuse mention.
Mensonge ne pouvait aussi être grossier. Hommage, aussi déplacé. Mémoire, autant malmenée. Aucun Tirailleur à Thiaroye n’est « mort pour la France ». Ils ont tous été tués par la France.
Le 1er décembre 1944, ces soldats, revenus des prisons allemandes de la seconde guerre mondiale, ont été criblés de balles. Par des automitrailleuses de l’armée française, l’armée de cette même France qu’ils étaient allés secourir en Europe. Qu’ont-ils fait pour mériter une telle ingratitude ? Oser réclamer leurs arriérés de solde à l’Etat français qui n’a même pas eu honte de s’en prendre à leurs épargnes ainsi qu’aux billets métropolitains en leur possession : échangés à la moitié du taux habituel.
Ces Tirailleurs, qui s’apprêtaient à retourner dans leurs pays respectifs (Bénin, Burkina Faso, Centrafrique, Côte d’Ivoire, Gabon, Mali, Niger, Sénégal, Tchad, Togo), avaient protesté contre cette mesure injuste devant le général Marcel Dagnan. A la place du versement intégral de leurs droits, ils recevront de la France la mort. Et en prime, un mensonge ficelé, déployé, rafistolé, depuis 80 ans.
Mutinerie. Voici le premier prétexte avancé par la France pour justifier son carnage. On le retrouve déjà dans une circulaire du ministère de la Guerre, publiée trois jours plus tard. Dedans, le ministre mentait en affirmant que les Tirailleurs avaient perçu tous leurs droits avant d’embarquer pour l’Afrique. Ces soldats n’étaient donc que des indisciplinés, en plus d’être des Tirailleurs, des colonisés, des Africains. Pourquoi s’embarrasser de mesure, de diplomatie, d’équité, quand on a affaire à des « sujets » pareils, osant défier la « grandeur » de l’empire ? Fusillés indéfiniment, jetés dans trois fosses communes (au moins), ils auront mérité leur sort.
Silence. Censure totale, voici le deuxième stratagème déployé. Thiaroye était un simple incident, qu’il fallait taire pour ne froisser la France. Il faudra attendre le 30 novembre 2014 pour que François Hollande évoque pour la première fois une « répression sanglante ». Mais, de combien de morts parlons-nous au juste ? Réponse : 35, 70, 191, 350, voyons, ça dépend (notons qu’ils étaient entre 1 200 et plus de 1 600 Tirailleurs à embarquer à Morlaix dans le bateau britannique Circassia). Qui a commandité le massacre ? Réponse : à quoi bon de savoir ? Que dire aux familles des massacrés ? Réponse : rien à signaler. Comment expliquer à nos enfants l’existence d’un cimetière de Tirailleurs tués par la France ? Réponse : la France et l’Afrique, c’est une histoire d’amour : il arrive qu’il y ait des accrocs.
Victimisation. Cet autre artifice rhétorique a eu ses beaux jours et même ses relais africains. Des esprits venus nous sommer de circuler, de regarder l’avenir, de ne plus parler du passé. Ressassements. Ressentiments. Haine. On aura tout entendu. Comme si réparer les injustices et forger l’avenir étaient des combats contradictoires. Comme s’il y avait une seule once de dignité dans ce qu’ils nous proposent : abandonner ceux qui se sont battus pour notre liberté, sans même savoir comment, où, quand et avec qui ils ont été assassinés.
Dans tout l’Occident impérialiste, des législations ont été dressées comme des murs à l’intérieur desquels les archives ont été classifiées. Pour au moins 50 à 100 ans, en France. Eternité au cours de laquelle tout mensonge est permis. Eternité au terme de laquelle, espèrent-ils, plus personne ne se souviendra. Eternité au cours de laquelle aucun deuil n’est possible.
Là où les Tirailleurs étaient des mutins, jusqu’ici, Larbi Ben M’hidi, dirigeant algérien de la FNL, s’était suicidé en 1957. Ce 1er novembre 2024, Emmanuel Macron vient de reconnaître que l’Etat français l’avait pendu dans la nuit du 3 au 4 mars. Tout comme les Belges, qui ont longtemps présenté l’assassinat de Lumumba comme un règlement de compte africain, viennent de reconnaître, après des décennies de mensonges froids, que leurs soldats l’ont découpé et mis dans l’acide. Comment faire confiance à des Etats qui mentent aussi longtemps, si facilement, sur des choses aussi graves ?
Manipulation. C’est la dernière trouvaille de l’Occident pour délégitimer, étouffer, les exigences africaines de justice. Mais cette manœuvre n’est pas la moins insultante. Nous y sommes présentés comme des éponges, incapables de discernement, gobant toutes les propagandes des Russes et de leurs trolls, présentés comme nos maîtres à penser. Nous n’avons aucun amour-propre, aucune conscience historique, et sommes seulement gavés de sentiment anti-français, anti-occidental, qui disparaîtra vite : dès que l’Union européenne investira, comme la Russie, dans la désinformation en ligne.
Ce manque de respect, cette incapacité de l’Occident à nous considérer comme des pairs, continuera de pourrir nos relations. Incapable de nous entendre, l’Europe fera semblant d’être incomprise. Elle parlera de malentendu, là où nous ne endurerons plus jamais ses injustices et son hypocrisie.
Nous ne demandons aucune faveur quand nous exigeons de la France qu’elle prenne ses responsabilités dans les massacres de Thiaroye, de Dimbokro ou de Madagascar. Quand nous exigeons des musées européens, cavernes d’œuvres africaines spoliées, de restituer notre patrimoine. Quand nous remettons sur la table les réparations de l’esclavage, sachant qu’un pays comme le Royaume-Uni, selon le rapport 2023 de l’Université West Indies, s’est enrichi à hauteur de 18 000 milliards de livres sterling sur le dos de 14 pays des Caraïbes.
Ces combats pour la justice réparatrice ont valu à de nombreuses personnalités à travers le monde des persécutions. En 2004, à Haïti, la France et les Etats-Unis ont fomenté un coup d’Etat contre le président Jean-Bertrand Aristide qui en avait fait une priorité. Mais le temps ne s’arrête pas. La connaissance se répand. Rien ne pourra contenir la voix des peuples brimés, piétinés, résolus à obtenir justice.
L’action des pays du Commonwealth ayant imposé au Royaume-Uni de s’exprimer sur le sujet de l’esclavage lors du sommet d’octobre 2024 est en cela salutaire. Tout comme l’initiative du Sénégal de commémorer les 80 ans du massacre de Thiaroye, et d’avoir mis en place sa propre commission d’enquête pour faire la lumière sur cette injustice.
L’Afrique a aujourd’hui toutes les ressources humaines requises pour mener ce travail, sans être conditionnée par la France ou ses semblables. En laissant le soin à ces derniers de décider des crimes dont ils ont envie de parler, du calendrier fixé selon les opportunismes politiques, de la composition hors-sol des commissions, de la suite à donner à leurs conclusions farfelues (saura-t-on un jour ce que signifient « les responsabilités lourdes et accablantes, mais sans complicité » dans le rapport Duclert sur le génocide des Tutsis ?), ou de reconnaissance au compte-gouttes, nous passerons à côté de la vérité. La mémoire de notre continent n’est pas objet de négoce, de marchandages : une foire à petites concessions.
Que chaque pays, sur financement propre, mobilise ses scientifiques pour mesurer l’ampleur de l’esclavage et de la colonisation sur son territoire. Que chaque pays mette en lumière l’héritage des femmes et hommes qui ont défendu sa dignité. Qu’au niveau du Parlement panafricain, soient adoptées des lois bannissant toute forme de négationnisme de ces périodes tragiques. Que dans nos meilleures universités, soit érigé un classement des pays anciennement colonisateurs ou esclavagistes selon leur engagement en matière de justice réparatrice. Ceux qui refusent de reconnaître leurs crimes, de s’excuser, d’ouvrir l’intégralité des archives, de restituer les biens volés, seront dénoncés sans répit.
Il n’y a aucune guerre des mémoires. Il n’y a qu’une justice qui tarde à être rendue. Et qui le sera tôt ou tard, avec le concours des citoyens véridiques, d’Afrique, d’Europe ou du monde.
P.-S : Je vous invite à regarder le film Camp de Thiaroye réalisé par Ousmane Sembène et Thierno Faty Sow. Sorti en 1988, il a été interdit en France durant 10 ans.
Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est l’auteur du blog Assumer l’Afrique. Né à Diourbel, cœur du Sénégal, il a vécu sept ans au Burkina Faso, au Prytanée Militaire de Kadiogo. Écrivain à temps partiel, amant attitré de la poésie (auteur d’une dizaine de recueils), il écrit en wolof, français et anglais.
Il est titulaire de quatre masters en droit (Sciences Po Paris, Panthéon-Assas), en communication (Paris-Saclay) et en gestion publique (ENA — Paris-Dauphine). Pour en savoir plus sur l’auteur.
Photo de couverture : © Camp de Thiaroye, capture d'écran.
Salut jeune frère toutes mes félicitations pour ce récit oh combien importantissime surtout actuellement avec les luttes pour la souveraineté dans nos pays respectifs. Bon vent et bonne inspiration pour les défis à venir
très beau texte . Très utile